En pleine guerre froide, John Steinbeck se rend chez les communistes de Charcigny

Au lendemain des manifestations à Paris contre le plan Marshall et l'utilisation d'armes bactériologiques par les États-Unis en Corée, John Steinbeck s'est rendu à Charcigny dans le Jura. Le célèbre auteur des Raisins de la colère était l'invité de Louis Gibey, professeur d'anglais au lycée de Poligny et ancien résistant. Mais pourquoi ce mystérieux voyage ?

mise à jour le 26/08/23

Dans un contexte mondial extrêmement perturbé, le voyage de Steinbeck au fin fond du Jura semble insolite. La guerre de Corée faisait rage entre le bloc communiste et le bloc capitaliste américain. Avec près de 3 millions morts parmi les civils (beaucoup plus qu’à Hiroshima, Nagasaki et Tokyo réunis), la guerre de Corée n’avait rien d’une guerre froide. Les armes bactériologiques ont été utilisées, mais depuis, les États-Unis se sont engagés à ne pas les développer et les stocker… en Amérique. À présent le Pentagone finance ses laboratoires  en Chine, en Ukraine… Le 27 mai 1952, les « rouges » manifestaient aussi contre le plan Marshall, c’est-à-dire la main basse des États-Unis sur l’Europe. Ils avaient eu le tort d’avoir raison trop tôt.

Le 28 mai 1952, Steinbeck vient séjourner trois jours au 60, rue Jean-Jaurès à Charcigny (un quartier de Poligny). Dans ce petit village où les rues servent de basse-cour, où l’eau est à la fontaine, il sera chaleureusement accueilli par les copains de son hôte, Louis Gibey. En allant chez ces résistants, vignerons, à la parole libre et engagée, Steinbeck s’est plongé dans le peuple de France en évitant soigneusement les notables et les gens « qui comptent ».

À son retour, Steinbeck a décrit ceux qu’il a rencontrés et aimés, dans un article de Collier’s, du 30 août, The soul and guts of France (L’âme et les tripes de la France). Le chapeau de l’article, de la plume d’un rédacteur du journal, commençait par cette phrase : « Que pouvons-nous attendre de nos alliés français ? » À en croire Steinbeck, pas grand-chose. Il les voit comme des anarcho-communistes passionnés de vin, de chasse et de politique, car les discussions acharnées portent tant sur la qualité des vins que sur la politique internationale. À ceux qui craignent la tutelle de l’Amérique, Steinbeck avait opposé une banalité anticommuniste : « Croyez-vous que avec l’Union soviétique vous seriez plus libres ? » La réponse vigneronne, quoique polie, a été claire : « Ah ! peut-être… » Avant son voyage en France, dans Rue de la sardine, Steinbeck avait montré un peuple américain à la pensée libre, des exclus de la société vivant pauvrement, mais sans tristesse — bière et whisky y étant pour quelque chose. Après sa visite aux résistants de Charcigny, sans être politiquement d’accord avec eux, mais proche humainement, Steinbeck a poursuivi sa saga populaire et joyeuse avec leurs équivalents américains, dans Tendre jeudi et Tortilla flat. Et pourtant, contrairement à ses amis écrivains engagés, Steinbeck n’a jamais été convoqué par la commission Maccarthy. Le 28 janvier 1952, avant son voyage en France, il avait même proposé ses services à la CIA, comme en témoigne le document ci-dessous…


Réponse de la CIA acceptant les offres de service de John Steinbeck.

Traduction de la lettre envoyée par la CIA à John Steinbeck

J’apprécie grandement l’offre d’assistance faite dans votre note du 26 janvier. Vous pouvez, en effet, nous aider en gardant vos yeux et vos oreilles ouverts sur tous les développements politiques dans les régions que vous traversez, et, en outre, sur tous les autres facteurs qui vous semblent importants, en particulier ceux qui sont négligés dans les rapports réguliers. Il serait également utile que vous veniez à Washington pour vous entretenir avec nous avant votre départ ; nous pourrions alors discuter de tout sujet particulier pour lequel vous pensez pouvoir nous aider. Comme je suis certain que vous aurez des choses très intéressantes à dire, j’espère aussi que vous pourrez nous réserver du temps à votre retour. Cordialement,


L’article de Collier’s a été mal reçu en France : Poligny serait un repaire de communistes et un endroit arriéré. Inconcevable ! Le 19 septembre 1952, Pierre Lazareff envoie deux pointures rétablir la vérité officielle et refaire — en mieux — le reportage de John Steinbeck. Albert Palle de France-Dimanche, le supplément de France-Soir, et le photographe Jean Lattès (un des fondateurs de l’agence Gamma) viennent à Poligny interroger non seulement les personnes que Steinbeck cite dans son article, mais aussi le curé, le maire, le notaire… qui n’avaient pas eu l’honneur d’être présentés au futur Prix Nobel de littérature. Sans aucune hésitation — c’est à cela qu’on les reconnaît — les envoyés spéciaux à Charcigny titrent : « France-Dimanche refait un reportage de Steinbeck à Poligny (Jura) – L’Amérique juge la France sur cette petite ville (4 046 habitants) ». Comme l’écrivait Steinbeck dans Collier’s, « Les journaux français sont plus éloignés du peuple que les nôtres, si c’est possible.  »

Parking John-Steinbeck 60 rue Jean-Jaurès, Charcigny-Poligny.

Depuis que la vérité sur Poligny a été rétablie, la municipalité a réhabilité Charcigny, ce quartier coupable de manque de modernité. La capture d’écran de Googlemaps ci-dessus nous montre les bienfaits des bulldozers. Face au 60 de la rue Jean-Jaurès, des maisons anciennes rasées ont enfin laissé la place à un magnifique parking que la mairie a baptisé place John-Steinbeck. Quatre bacs d’ordures ménagères ont été installés au 52, mais attention ! enterrés, pour préserver l’environnement de la pollution visuelle, le tout est dominé par un chemtrail.

Jacqueline pour Le Média en 4-4-2.

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