Il a fallu la diffusion d’un reportage vidéo sur les ehpad du groupe Bridge, produit par la cellule investigation de Radio France (ci-dessous), pour que le ministère de la Santé ne puisse plus feindre de ne pas savoir.
Les méthodes du groupe Bridge, gérant d’ehpad à but lucratif (dysfonctionnements graves concernant la qualité et la sécurité des soins, l’accompagnement et le respect des droits des personnes accueillies et la gouvernance), ne sont pas sans rappeler celles reprochées à Orpea. France Bleu Normandie évoque notamment le cas d’un établissement Bridge à Saint-Martin-Osmonville, en Seine-Maritime. Ex-salariés et familles d’anciens résidents de « La Maison Normande », repris par le groupe Bridge en 2020, listent de nombreux dysfonctionnements. Les personnes interrogées par la radio soulignent un « manque de moyens » criant, alors que le prix d’une chambre y coûte « minimum 2 500 euros par mois ».
Les Fontaines, à Horbourg-Wihr près de Colmar, ehpad de 84 places, est spécialisé dans l’accueil de résidents souffrant de la maladie d’Alzheimer. Il jouissait jusqu’à peu d’une excellente réputation. Mais en décembre 2021, l’établissement a été racheté par le groupe Bridge. Depuis, d’après plusieurs familles, la prise en charge des résidents se serait fortement dégradée.
Les Opalines, qui accueille 35 résidents aux Moutiers-en-Cinglais dans le sud du Calvados, a été mis sous tutelle administrative le 8 mars 2022 pour six mois, puis cette tutelle a été levée temporairement par le tribunal administratif de Caen. Cependant, faute de personnel, le tribunal n’a pas levé l’interdiction d’accueillir de nouveaux clients.
Le double jeu de Bridge
Le site du groupe Bridge s’ouvre sur le slogan « Innover pour nos aînés » sur fond de films au ralenti qui montrent soignants et personnes âgées en pleine empathie. En ouvrant une autre fenêtre du site, le slogan est remplacé par : « Silver économie, un regard novateur ». Nous ne sommes plus dans la tendresse, mais dans l’investissement. Pas de film, mais une image fixe : un groupe autour d’une table sur laquelle est étalé un plan d’immeuble. A droite deux hommes baissent le regard vers la feuille, à gauche deux femmes tournent leurs regards admiratifs vers un cinquième personnage au milieu, le seul à nous regarder en face : Charles Memoune. C’est lui le président de Bridge, le décideur, celui qui gère la silver économie dans les Ehpad du groupe.
Qu’est-ce que la silver économie ?
Le ministère de l’Economie et des Finances et le ministère des Affaires sociales et de la Santé ont signé en 2013 un contrat de filière pour la silver économie. Objectif : structurer ce secteur en une vraie filière industrielle. Le monde devrait compter 2 milliards de personnes âgées d’ici 2050 ; les plus de 60 ans seront 20 millions en France en 2030 ; la silver économie pourrait entraîner 300 000 créations d’emplois nettes d’ici 2020 ; le marché de la silver économie devrait représenter plus de 130 milliards d’euros en France en 2020. Nous ne sommes plus dans la tendresse, mais dans « Les eaux glacées du calcul égoïste » (Manifeste communiste, Marx, 1848).
Qu’est-ce que le Groupe Bridge ?
Ernst & Young
Charles Memoune, président de Bridge, vient de Ernst & Young (EY) et sa spécialité, c’est la modélisation financière. Ce n’est donc pas en tant qu’architecte, contrairement à ce que pourrait faire croire la photo du site, qu’il est là, mais en tant qu’investisseur dans la silver économie. En 2020, les Ehpad étaient un objectif lucratif de Ernst & Young (EY) : « EHPAD et COVID-19 : Après la crise, accélérons les démarches de transformation ! » EY précisait : « La loi Grand Âge et Autonomie, très attendue, devra être à la hauteur des transformations nécessaires. » D’ailleurs, Emmanuel Macron avait promis juré en 2018 qu’une loi sur la dépendance des personnes âgées devait être votée « avant la fin de l’année » suivante. Elle a donc été définitivement enterrée le 8 septembre 2021.
Les partenaires de Bridge
Le groupe Bridge et son président Charles Memoune prennent la direction générale du Groupe Mapad Santé, puis, en 2021 réalise une augmentation de capital en faisant entrer Montefiore Investment, aux côtés de son partenaire historique 123 Investment Managers.
Créé par Eric Bismuth, Montefiore Investment, l’un des dix premiers fonds de « private equity » au monde, est la société de capital investissement française la plus performante sur le long terme avec plus de 20 % de rendement par an. Société active dans les domaines du capital investissement et de l’immobilier, 123 Investment Managers gère en 2018, 1,2 milliard d’euros d’actifs, dont 50 ehpad en portefeuille. Elle prévoit que l’investissement d’avenir est la silver économie.
La silver économie, du rêve à la réalité
En 2013 une enquête du Commissariat général à la stratégie et à la prospective avait conclu que le chiffre d’affaires de la silver économie frôlait les 56 milliards d’euros et était appelé à augmenter. La création de 300 000 emplois d’ici 2020 est attendue. Bel enthousiasme que vient doucher en 2021 Annabelle Vêques, directrice de la Fnadépa (Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées) : « Nous demandons une loi à la hauteur. Un PLFSS [NDLR : projet de loi de la sécurité social qui remplace la loi « grand âge et autonomie » (ou Générations solidaires) tant attendue] ne donne pas les bras mais les budgets. Un PLFSS n’a ni l’odeur ni la saveur d’une loi. (…) Il y a 350 000 postes à pourvoir. Le chantier reste donc immense. »
Il aura fallu un livre (Les Fossoyeurs, de Victor Castanet) et un reportage de RadioFrance pour que le gouvernement consente enfin à s’apercevoir des conséquences délétères de la silver économie, dont, chez Bridge, la pratique de la surcapacité, c’est-à-dire un nombre de résidents supérieur à ce que les ARS autorisent. Le gouvernement annonce un vaste plan de contrôle des 7 500 Ehpad en deux ans avec 150 agents supplémentaires recrutés dans les agences régionales de santé (ARS). Mais cet effort survient après une baisse des effectifs ces dernières années : le nombre de médecins inspecteurs a chuté de 297 en 2014 à 181 en 2021. En ajoutant les 150 créations de postes, en 2022 il y aura 34 contrôleurs de plus qu’en 2014… Au 29 mars 2022, 90 inspections-contrôles ont déjà été lancées depuis janvier 2022, soit près de 13 % des établissements franciliens. Avec 7500 établissements dans toute la France (public et privé confondus), le contrôle ne devra pas prendre deux ans, mais vingt ans. D’ici là les électeurs (conscients ou non) d’Emmanuel macron auront cédé la place à une classe d’âge moins nombreuse et beaucoup moins lucrative.
Jacqueline pour Le Média en 4-4-2.