Interview de Romain Molina : Que se cache-t-il au Yémen derrière le silence des médias ?

Romain Molina, pour celles et ceux qui le connaissent pas encore, est un journaliste d'investigation, écrivain indépendant et conférencier ayant écrit sept ouvrages dans le milieu du football principalement. Il a aussi publié des enquêtes pour le New York Times, CNN, la BBC ou Le Temps. Certaines d'entre-elles ont révélées des scandales impliquant des personnalités très bien placées dans des fédérations (Haïti, France, Gabon, Colombie) ou au sein même de la FIFA. Ces révélations ont d'ailleurs fait tomber de nombreuses têtes.

mise à jour le 18/04/23

Nous avons le plaisir de le recevoir pour son dernier ouvrage : « Yémen : les guerres des bonnes affaires. » Dans celui-ci, Romain sort pour la première fois du cadre du sport pour nous dévoiler les dessous de cette guerre quasi-inconnue du grand public. Avec son énorme travail d’investigation et son excellente plume, on a l’impression de lire un roman, et pourtant… Tout ceci est bien réel et mérite d’être révélé au plus grand nombre.


Le Média en 4-4-2 : Bonjour Romain, merci d’avoir accepté notre invitation ! Nous sommes ravis de pouvoir nous entretenir avec toi autour de ton dernier ouvrage « Yémen : les guerres des bonnes affaires. » C’est ton septième livre et le premier dont le sujet principal n’est pas le sport (football ou basket-ball). Pourquoi as-tu choisi d’enquêter sur ce pays de la péninsule d’Arabie ? Est-ce le football qui t’a amené à écrire ce livre avec Buthaina Faroq ?

Romain Molina : En effet, beaucoup se posent la question même si ce n’est pas surprenant. La plupart de mes livres s’écartaient déjà de la simple sphère sportive qui est en réalité au croisement de beaucoup d’intérêts (politiques, commerciaux, sociaux, criminalité, etc.). La Mano Negra était presque un thriller footballistique avec des personnages notamment issues de l’ex-URSS ou des services secrets argentins. The Beautiful Game, quant à lui, était une histoire moderne de certains pays, dont l’Irak, le Cambodge ou le Yémen, à travers leur sélection de football et le parcours de vie de certains joueurs et entraîneurs.
Ayant pu faire un inside avec la sélection du Yémen en préambule de leur match face à l’Arabie saoudite en qualifications à la Coupe du Monde 2022, j’avais pu vivre des moments humainement forts. Le match, qui se disputait à Riffa, au Bahreïn, était fort en émotions vu le contexte géopolitique (la guerre) liant les deux pays. Au final, le Yémen fait 2-2, les gens sont en pleurs… J’étais dans la tribune avec la diaspora yéménite vivant au Bahreïn, c’était un moment très fort. Super ambiance, communion entre tous ; si ce n’était pas The Beautiful Game, je ne sais pas comment l’appeler.
M’étant toujours intéressé à ce qui se passe ici et là, j’ai toujours trouvé incroyable le manque de médiatisation et d’intérêt pour la terrible guerre au Yémen. Les terribles guerres, devrais-je dire, d’ailleurs. Vu que j’aime bien faire des choses différentes et être stimulé intellectuellement, j’ai eu envie de me lancer là-dedans en laissant les Yéménites s’exprimer, surtout. C’était ça l’idée : utiliser les mêmes méthodes d’investigation pour un autre domaine. J’ai été donc surpris de voir à quel point cela a été plus facile de remonter des réseaux presque terroristes au Yémen que de savoir où l’argent des transferts dans le football va réellement…

« C’est l’idée de mettre de la vie sur la mort ; trop souvent, le Yémen est cantonné à des chiffres et des bilans statistiques alors que ce sont des êtres humains, des pères, des mères, des maris, des épouses…»

Le Média en 4-4-2 : Cela en dit long sur l’opacité du monde du football…! Vu que personne ne le fait, tu as donc décidé de médiatiser ce qu’il se passe au Yémen à travers une série de portraits. On retrouve là une de tes spécialités qui est de nous dresser des portraits de personnages qui deviennent incroyables sous ta plume. Comment les as-tu sélectionné et comment as-tu travaillé vu que tu n’étais pas sur place pour recueillir leurs témoignages ainsi que ceux de leurs proches ?

Romain Molina : Je suis flatté déjà des compliments quant à l’écriture et la forme. Avec Buthaina, on a tellement travaillé sur chaque détail… Toutes les descriptions, c’est elle, forcément, vu qu’elle est yéménite. Elle avait fait un travail de terrain qu’elle continue à faire avec nos sources ; elle a dû quitter le pays, hélas, et vit désormais en Malaisie.
Quant à moi, j’ai eu la possibilité d’aller à Sanaa ou Aden, soit avec Ansar Allah (Houthis), soit avec le STC, le conseil de transition du sud. Ce n’était pas compliqué, on me l’a proposé, mais j’ai refusé pour une raison simple : je ne veux pas être invité, et tout était « contrôlé ». En gros, on va te montrer ce qu’on veut. Alors, bien sûr, ça aurait été super, mais je refuse les invitations et je n’avais pas les moyens pour y aller. Vu qu’on bosse à deux avec Buthaina, est-ce que cela était vraiment utile ? Pas forcément car je me suis surtout concentré à retrouver les gens à l’international, à remonter les filières d’évasion fiscale, les financements occultes, les détournements des aides humanitaires, les exilés, les diplomates et ambassadeurs étrangers… On a vraiment partagé les rôles en montrant bien que la/les guerre(s) au Yémen s’inscrivent dans un contexte plus global. Et, cela dit, j’avais aussi fait un inside avec la sélection yéménite de football qui a été très, très, très enrichissant à tous les niveaux…
Pour le reste, on a parlé à tellement de gens… Beaucoup ON the record avec des ministres, diplomates, chefs d’entreprise, journalistes, etc. Beaucoup OFF the record aussi, notamment sur place à cause des possibles représailles. On a pris tellement de gens. Prends l’histoire du défunt Hilal Al-Hajj qui débute l’ouvrage. On n’a pas seulement eu son frère, Saeed, qui a parlé déjà à la presse au moment de cette tragédie. On a eu le troisième frère, la maman, le papa, la fiancée, les amis et même sa famille d’accueil au Caire quand il était en Égypte ! C’est l’idée de mettre de la vie sur la mort ; trop souvent, le Yémen est cantonné à des chiffres et des bilans statistiques alors que ce sont des êtres humains, des pères, des mères, des maris, des épouses…

« Saleh… C’est un destin épique, incroyable. Qui aurait misé un rial sur ce jeune colonel illettré pour diriger un pays aussi instable où les présidents défilaient et mourraient en un temps record ? »

Le Média en 4-4-2 : On découvre en effet à travers ton livre un pays instable qui n’a connu aucune période de calme dans son histoire récente, et Ali Abdallah Saleh y est pour beaucoup. Celui qui fût président du Yémen pendant 35 ans tient un rôle central dans ton ouvrage. Et c’est aussi un personnage hors-norme ! Barbara Bodline, ambassadrice américaine au Yémen (1997-2001) dit de lui : « C’est l’histoire d’un jeune homme venu d’une petite tribu au sud de Sanaa, sachant à peine lire et écrire, et qui a en quelque sorte trébuché devant l’histoire pour devenir président car ses deux prédécesseurs ont été tués neuf mois auparavant. » T’es-tu régalé à découvrir son parcours, malgré les drames humains qui en découlent ?

Romain Molina : C’est particulier. Premièrement, il est relativement épargné quant aux explications de la guerre actuelle alors qu’il a une responsabilité colossale. Sans son aide, jamais les Houthis (Ansar Allah) n’auraient pu récupérer Amran, un point stratégique au nord de la capitale, puis Sanaa. Cette alliance totalement inespérée, surtout après des années de guerre sanglante entre Saleh et les partisans de Hussein Al-Houthi, est ce qui a précipité le Yémen dans cette abomination guerrière ; ce qu’on a tendance à oublier.
Quant au personnage de Saleh… C’est un destin épique, incroyable. Qui aurait misé un rial sur ce jeune colonel illettré pour diriger un pays aussi instable où les présidents défilaient et mourraient en un temps record ? Le plus fou, ce n’est pas le nombre de tentatives d’assassinat déjoué, mais plutôt sa politique et sa stratégie. Il a lui-même parfait son image de l’homme « qui dansait sur la tête des serpents », nouant des alliances saugrenues, puis rompant les accords avant de fonder une nouvelle alliance. Idéologiquement, il était assez proche de certaines idées du Baas – il avait une fascination pour Saddam Hussein -, mais était surtout un nationaliste arabe. Son parti politique, le Congrès général du peuple, n’avait pas vraiment de programme clair ; c’était un peu pioché ici et là.
Au final, même si Saleh ne savait pas vraiment lire et écrire, il a maîtrisé mieux que quiconque l’art politique et les comptes. Les aides humanitaires, contre le terrorisme, avoir toujours un moyen de pression… C’est phénoménal. Il était caricaturé souvent comme un voleur dans les satires yéménites, et il autorisait cela (chose impensable en Égypte, Syrie ou Irak, sans compter les monarchies du Golfe). Le Yémen n’était pas un état policier, on pouvait même se moquer du raïs, mais d’un autre côté, il a créé un système de spoliation des richesses et ressources du pays avec son cercle privé. S’il se revendique comme le père fondateur du Yémen unifié, il est également celui qui a permis le clientélisme et la corruption organisée, avec l’émergence d’oligarques proches du pouvoir et d’une famille/tribalisme toute puissante. Il suffit de voir les possessions immobilières de la famille Saleh et de certains hommes proches du pouvoir en France par exemple…

 « Les relations entre la France et le Yémen s’expliquent par le prisme de Total. »

Le Média en 4-4-2 : On en vient au rôle majeur joué par la France au Yémen depuis de nombreuses années, et surtout par Total qui est lié au régime de Saleh depuis 1987 en acceptant un deal refusé par les autres grands groupes pétroliers. On est en droit de s’imaginer un niveau de corruption exceptionnel vu l’opacité qui règne sur les revenus dégagés par Total. On découvre aussi dans ton livre que Total a versé une rançon pour des otages à Al-Qaïda et que son site gazier a servi de prison clandestine… Bref, heureusement que ces histoires ne s’ébruitent pas trop !

Romain Molina : Les relations entre la France et le Yémen s’expliquent par le prisme de Total. Bien sûr, il y a eu d’autres liens, notamment dans le domaine culturel – le centre français d’archéologie et sciences sociales a été fondé en 1982 à Sanaa, soit avant les deals avec Total – et certains des meilleurs experts mondiaux autour du Yémen sont d’ailleurs français (Laurent Bonnefoy, Franck Mermier et j’en passe). Néanmoins, les relations entre les deux pays ont prospéré autour des arrangements avec Total, et continuent toujours d’être importants aujourd’hui ; notons que Yemeni Airlines avait par exemple choisi des Airbus, signe de la coopération franco-yéménite économiquement.
Le rôle de Total au Yémen est fortement lié au règne de Saleh et aux conditions que ce dernier a imposées. Selon la majorité des personnes que nous avons sollicités (anciens ministres, employés de Total, groupe d’experts de l’ONU sur le Yémen, etc.), les conditions ont justement refroidit énormément de compagnies, incluant les major, ce qui explique la présence de sociétés de taille moyenne (Hunt Oil, notamment) et d’une seule grosse, Total, qui a été l’unique entreprise de cette importance à accepter les deals. Derrière, que dire ? L’un des comptables yéménites de Total explique qu’il n’a jamais eu accès à l’intégralité des chiffres, ce qui veut dire beaucoup. On pourrait aussi parler du coût délirant de la « sécurité » payée par Total aux militaires de Saleh, qui dépassait 200 millions par an selon un document confidentiel du parlement yéménite. Où allait réellement l’argent, c’est une autre question, mais quand tu sais que Total faisait aussi appel à d’autres sociétés privées comme Risk & Co… C’est d’ailleurs cette question de coût qui a créé un incident diplomatique inouï entre la France et le Yémen avec une énorme bourde d’Alain Juppé au passage…

« Al-Qaïda est l’idiot utile encore de cette guerre. »

Le Média en 4-4-2 : Une thématique forte de ton ouvrage est le lien entre le Yémen et le terrorisme et ce double-jeu permanent joué par les autorités yéménites qui alertent l’opinion internationale sur la présence de groupes terroristes sur leur sol pour obtenir de gracieuses aides financières, tout en maintenant en vie cette menace pour ne pas perdre ces sources de revenus ! Il en sort des histoires rocambolesques comme ce tunnel de 140 mètres creusé par 23 membres liés à Al-Qaïda depuis leur cellule, sans qu’on sache où sont passées les tonnes de terre déblayée…

Romain Molina : Je me souviens de l’interview que j’ai réalisée avec Gerald Feierstein, ancien ambassadeur américain au Yémen. Je lui avais demandé comment Washington pouvait financer Saleh vu le chantage qu’il opérait sur eux à travers des groupes terroristes. Il m’a répondu que pour les gens à la Maison Blanche, c’était la moins mauvaise solution.
Un livre explique très bien ce double jeu – vrai jeu de dupes même. Il s’agit de « The Last Refuge » de Gregory Johnsen. Nous, on a interrogé quantité de personnes, d’anciens gardes d’Al-Qaïda à des chercheurs yéménites spécialisés sur ces groupes, à des gens des moukhabarat, etc. Il ressort qu’il y a eu un « emballement » sur la réelle menace djihadiste en provenance du Yémen, qui était réelle, attention, mais qui n’avait pas forcément les capacités de s’exporter hors de ses frontières, et encore moins aux États-Unis. Bien sûr, la fusion entre ce qui restait de la branche saoudienne et yéménite pour créer AQPA, Al-Qaïda dans la péninsule arabique, a coïncidé avec une activité très importante, illustrée par la tentative d’assassinat de Mohammed ben Nayef – considéré comme l’un des responsables de l’érosion de la branche saoudienne – et le « underwear bombing » dans cet avion entre les Pays-Bas et les États-Unis.
Néanmoins, c’est surtout la duplicité des autorités yéménites qui étonne sur le long terme. Comment peut-on expliquer autant d’évasions, surtout dans des conditions aussi rocambolesques ? Est-ce qu’il faut toutefois accuser tout l’appareil d’État yéménite d’avoir favorisé la survie d’Al-Qaïda ? Non plus. Il suffit parfois d’un garde, de quelques éléments corrompus, d’autres « retournés », etc. Ce qui est certain, c’est que les anciens moudjahidin yéménites partis en Afghanistan avaient trouvé des postes dans l’armée régulière d’Ali Abdullah Saleh lors de la guerre face à la tentative sécessionniste du sud en 1994. Et certains, comme Tariq Al Fadhli, l’un des anciens lieutenants de Ben Laden, ont même obtenu d’importantes responsabilités dans le parti politique de Saleh ! C’est un drôle de monde, qui se lit à travers la politique de Saleh : comment obtenir de l’argent. Pas de terrorisme, pas de fonds comme l’écrivait Johnsen. On remarquera aussi qu’Al-Qaïda est l’idiot utile encore de cette guerre. Toutes les parties prenantes justifient des actes en disant combattre des groupes terroristes. C’est pratique.

Romain Molina - Yémen, les guerres des bonnes affaires
Romain Molina – yemen, les guerres des bonnes affaires

« On va refaire des spots marketing montrant des enfants chétifs, avec la peau sur les os, pour dire « le Yémen souffre de famine » afin d’inciter les donations. Mais qu’est-ce qui est réellement fait avec ces donations ? »

Le Média en 4-4-2 : Autre sujet que tu abordes : l’aide humanitaire et les nombreux scandales qui l’entourent. Et les chiffres donnent le tournis ! Par exemple : 28 milliards de dollars d’aide humanitaire collectés durant les six premières années de guerre (soit presque l’équivalent de 200 dollars par an pour chaque habitant), 32 000 tonnes de blé américain détruites car impropres à la consommation, 3 000 tonnes de nourriture contaminée balancée en 2019 et début 2020 alors que 80% des enfants étaient en besoin urgent d’aide humanitaire…  Le marketing fonctionne très bien puisque les aides abondent, alors pourquoi le Yémen reste t-il plongé dans cette grave crise humanitaire ?

Romain Molina : C’est une excellente question que beaucoup d’activistes, économistes et humanitaires yéménites ont posée depuis des années. Avec autant d’aide humanitaire, comment expliquer qu’il n’y a pas de progrès et que, pis encore, le Yémen s’enfonce peu à peu dans une crise humanitaire sans précédent ? Bien entendu, l’aide humanitaire ne peut résoudre une situation totalement, surtout en temps de guerre, et les complications sont nombreuses. Il serait bien trop facile de rejeter la simple faute sur les agences onusiennes, mais de nombreux soucis existent qui impactent directement l’aide promise aux Yéménites.
Nous avons documenté des cas de nourriture avariée, pourrie, les milliers de tonnes de nourriture jetée à cause d’un stockage permissif ou de dates de péremption passées… Il y a un consensus, du nord au sud, sur l’incapacité des agences onusiennes à gérer correctement les flux alimentaires, notamment World Food Program, dont certains produits, au lieu d’être donnés à la population, se retrouvaient même au marché noir. Nous avons aussi obtenu des documents internes à WFP sur les sommes réservées au Yémen : c’était le plus gros programme de donation, mais de très loin ; on est sur des milliards. Pour au final, quoi ? Alors, évidemment, les seigneurs de guerre et autres personnes avides au niveau local en profitent. Il y a aussi des soucis de stockage, peu d’entrepôts permettant de garder les aliments en bonne condition, sans compter les aléas de la guerre, les retards au port quand les marchandises arrivent. Cependant, après avoir discuté avec beaucoup de gens dans ce milieu, une question arrive : est-ce que le programme de WFP est réellement adapté pour aider les gens ? Est-ce que ces donations, par milliards, ne seraient pas plus utiles si elles étaient injectées aussi dans l’économie locale, a fortiori d’un pays comme le Yémen disposant de terres agricoles ? Est-ce que faire tout ce chemin et avoir autant de coût logistique est utile ? La plupart des donations termine ici : transport, logistique, frais, salaires gargantuesques des expatriés, etc. Et le pire, dans cette histoire, c’est qu’il y a une caisse noire – on en est sûr, mais on est seulement à 95 % sur la personne en bénéficiant principalement à l’ONU, donc nous continuons d’amasser des preuves ! On va refaire des spots marketing montrant des enfants chétifs, avec la peau sur les os, pour dire « le Yémen souffre de famine » afin d’inciter les donations. Mais qu’est-ce qui est réellement fait avec ces donations ? Et comment expliquer que Martin Griffiths, ancien envoyé spécial de l’ONU au Yémen, ait pu bénéficier d’une promotion comme chef de l’humanitaire de l’ONU avec un tel bilan et un tel gaspillage ?

Le Média en 4-4-2 : Autre élément choquant que l’on (re) découvre dans ton ouvrage : les fameux « dommages collatéraux ». Tu nous donnes des exemples de frappes de drones américains sur des civils qui ont emportés des enfants… On imagine que les dirigeants des grandes puissances impliquées dans cette guerre sont du même avis que Madeleine Albright qui pensait que la mort d’un demi-million d’enfants irakiens était le prix à payer. D’ailleurs, ni le gouvernement ni la justice yéménite n’engagent la moindre action contre les responsables de ces assassinats. Pourquoi les médias et les ONG par exemple ne dénoncent-ils pas plus de ces crimes  ?

Romain Molina : C’est une excellente question ! Il y a des ONG, yéménites notamment, qui dénoncent ces crimes, mais le Yémen fait globalement très peu parler. Il y a eu des enquêtes, principalement de l’AP, mais cela n’a pas fait beaucoup de bruit en France. Nous avons documenté dans le livre de nombreux exemples avec les témoignages des familles, des journalistes locaux ayant couvert ces drames…
Sous la « lutte contre le terrorisme », les drones de la CIA ont aussi assassiné des gens n’ayant rien à voir à coup de missile Hellfire notamment. Je ne sais pas si on se rend compte, surtout que le gouvernement yéménite sous Saleh mentait sous la provenance des tirs ; WikiLeaks avait publié un câble expliquant que le Yémen prendrait la responsabilité des bombes alors qu’il s’agissait de frappes américaines. Baraa Shiban, un activiste yéménite un temps détenu au Royaume-Uni suite à ses travaux, parle excellemment bien du programmes des drones au Yémen et de leurs funestes conséquences.

« Il y a souvent un décalage entre ce que je vis en France et à l’international. »

Le Média en 4-4-2 : Tu nous dis que « Le Yémen fait globalement très peu parler », il en va malheureusement de même pour ton livre… Il est pourtant le fruit d’un énorme travail, passionnant et très bien documenté. De plus, tu es loin d’être un inconnu puisque tu es par exemple très suivi les réseaux (504k abonnés sur Twitter) et sur Youtube (287k abonnés avec des vidéos qui dépassent souvent les 400k vues, dont une qui a atteint le million de vues). Certes, tu y parles football mais quand même ! Es-tu déçu de cet accueil ? T’attendais-tu à être reçu dans des médias plus prestigieux que Le Juste Milieu et Le Média en 4-4-2 ?

Romain Molina : Il y a eu des sujets, même si cela reste souvent des niches. En fait, on a surtout parlé de cette tragédie au Yémen après l’assassinat de Jamal Khashoggi. Il a fallu le meurtre, abominables certes, d’un journaliste saoudien pour que beaucoup s’intéressent au Yémen, et encore, cela a été par le prisme saoudien. Souvent, d’ailleurs, il n’y avait pas une grille de lecture complète sur les guerres du Yémen qui dépassent l’intervention saoudienne ; les pourparlers actuels avec les Houthis ne garantissent d’ailleurs absolument pas la fin des guerres, surtout vu les dynamiques internes actuelles et l’épineuse question du sud.
Pour le reste, c’est une bonne question. Mon avant-dernier ouvrage, The Beautiful Game, a également été totalement snobé. C’est comme ça même si je ne comprends pas toujours vu ce livre autour du Yémen et l’ensemble de sujets/révélations qui le compose et qui dépasse d’ailleurs la simple sphère yéménite ; ne serait-ce que la question de Total et les affaires judiciaires des Saleh en France.
Il y a souvent un décalage entre ce que je vis en France et à l’international. Pendant que certains aiment inventer des choses sur moi ou me faire passer pour un délirant, j’ai le soutien de multiples organisations et médias internationaux – notamment lors de mes procès contre des dirigeants dans le sport mondial tombés suite à mes enquêtes autour de la pédocriminalité. J’ai fait des enquêtes pour le New York Times, le Guardian, la BBC, CNN ou Josimar, mais en France, je dois avoir la peste et le choléra – hormis avec Blast. D’ailleurs, ça dépasse mon cas ou le Yémen : quand tu vois les bombes lâchées par Blast à l’époque sur le Qatar et le fait que ce ne soit pas repris… C’est assez triste et montre sans doute que l’égo domine un peu trop le monde médiatique.

« Les États-Unis payent leur politique belliqueuse au Moyen-Orient. »

Le Média en 4-4-2 : Depuis la sortie de ton livre, la situation au Yémen semble évoluer puisqu’une délégation saoudienne s’est rendue début avril à Sanaa pour négocier « une trêve durable et discuter du processus de paix » avec les Houthis. On a l’impression qu’il suffit de sortir les États-Unis de l’équation pour donner une chance à la paix… Quel est ton point de vue sur ce rebondissement ?

Romain Molina : Cela fait un moment que les Saoudiens souhaitent stopper leur intervention militaire. Financièrement, c’est un gouffre, puis en termes d’image, c’est aussi une catastrophe. L’intervention qui ne devait durer que quelques semaines et qui devait montrer la puissance saoudienne s’est révélée un bourbier interminable, donc la volonté de stopper les frais existe depuis un moment. Néanmoins, il ne faut pas perdre la face non plus. Oman, comme d’habitude, a joué le rôle de médiateur avec les Houthis et les Saoudiens notamment.
Cette visite officielle revêt évidemment des intérêts qui dépassent le cadre yéménite. L’accord négocié par la Chine entre l’Arabie saoudite et l’Iran rentre évidemment en ligne de compte. Néanmoins, cela ne veut pas dire que la guerre au Yémen va s’arrêter, loin de là. Le conflit entre les Houthis et la coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite n’est qu’une partie des guerres sévissant dans le pays. Les dynamiques locales ne suggèrent pas un arrêt de la guerre, bien au contraire, et pas uniquement au sud, dont la question reste toujours ouverte avec les volontés séparatistes du Conseil de Transition du Sud, très implanté à Aden notamment. Quant aux Houthis, vont-ils s’arrêter ici sachant que leur but était de récupérer la région de Mareb riche en hydrocarbures ? Il y aussi les conflits dans la région de Marah… Sans compter les multiples factions yéménites qui ne se mettent pas d’accord. Honnêtement, sans un accord complet au sein même des factions yéménites, impossible d’imaginer une paix complète.
Beaucoup ont même peur que cela donne aux Houthis une légitimité inédite. Quelle sera leur réaction ? Bonne question, comme la position des grandes puissances, notamment la France, très véhémente contre les Houthis (après avoir fait ami-ami avec eux durant notamment la conférence du dialogue nationale qui s’était déroulée avant le début des conflits) et qui a des intérêts concrets pour le gaz.
Quant à la question américaine, le Yémen a toujours été vu par eux par le prise de la lutte contre le terrorisme et ça ne devrait pas changer. D’ailleurs, je suis curieux de savoir si les Houthis vont garder leur fameux slogan : « Mort aux États-Unis, mort à Israël, malédiction aux juifs ! » Beaucoup de choses vont se jouer, et ce ne serait pas étonnant de voir l’Iran et les Saoudiens faire comprendre des choses aux Houthis pour les rendre plus « acceptables » sur la scène internationale. Dans le même temps, les États-Unis payent leur politique belliqueuse au Moyen-Orient, notamment depuis l’invasion irakienne de 2003, si on prend un peu de hauteur.

Le Média en 4-4-2 : Merci Romain pour le temps que tu nous a consacré. On espère que notre entretien donnera envie à nos lecteurs de s’intéresser à ton ouvrage ainsi qu’à tes nombreuses enquêtes. Nous te laissons le mot de la fin !

Romain Molina : Merci à toi pour l’intérêt et les questions ! J’espère que les gens auront la curiosité de lire le livre car ce n’est pas un ouvrage « classique » historique ou géopolitique, mais avant tout des moments de vie, d’humanité et, il est vrai, de tragédie.
Keep the faith !

Retrouvez Romain Molina sur sa chaîne Youtube et son compte Twitter. Pour vous procurer son livre, rendez-vous sur le site d’Exuvie, sa maison d’édition.

Le Média en 4-4-2

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